Inégalité statistique et injustice sociale.

Thierry Foucart[1]

 

« Quand la statistique n’est pas fondée sur des calculs rigoureusement vrais, elle égare au lieu de diriger. L’esprit se laisse prendre aisément aux faux airs d’exactitude qu’elle conserve jusque dans ses écarts, et il se repose sans trouble sur des erreurs qu’on revêt à ses yeux des formes mathématiques de la vérité. Abandonnons donc les chiffres, et tâchons de trouver nos preuves ailleurs. ». Tocqueville, auteur de cet extrait de « de la démocratie en Amérique », s’est effectivement passé des statistiques pour décrire la société américaine de son temps, avec la réussite que l’on sait.

L’évolution scientifique et l’informatisation de la société permettent maintenant de considérer que les calculs sont justes. Bien qu’il y ait beaucoup à dire sur ce point, la principale difficulté réside dans l’interprétation des statistiques : on se limite souvent à examiner les valeurs numériques sans se préoccuper de la façon dont elles sont établies, et on confond une relation statistique avec une relation de causalité d’autant plus facilement qu’elle correspond à l’intuition que l’on a a priori des événements observés.

Cette confusion n’est pas sans conséquence : tout calcul statistique effectué suivant un critère quelconque (sexe, catégorie socioprofessionnelle, âge, religion …) donne systématiquement des résultats différents. Expliquer cette différence par le critère fixé, sans autre argument, revient alors à confondre l’inégalité statistique et l’injustice sociale.

Pour faire disparaître cette dernière, il suffit donc apparemment de prendre les mesures légales nécessaires pour que l’égalité des chiffres soit vérifiée. L’intervention de la loi dans la vie des personnels des administrations et des entreprises existe déjà (lois du 9 mai 2001 et du 17 janvier 2002), et certains sociologues préconisent même d’intervenir dans la sphère privée. C’est une tentative totalement vaine : on ne peut obtenir l’égalité statistique suivant tous les critères, sauf si on impose dans le détail un certain type de comportement à chaque individu. Cette recherche de la justice sociale ainsi pensée est de toute évidence incompatible avec la liberté individuelle.

Elle ouvre aussi la boîte de Pandore. Aux yeux de certains, l’inégalité des revenus entre hommes et femmes montre une discrimination sexuelle dans notre société et justifie la politique volontariste menée pour rétablir l’égalité en fait. Cette inégalité est tout autant vérifiée si l’on compare les revenus des catholiques à ceux des musulmans, des parisiens à ceux des provinciaux, des citadins à ceux des ruraux … Actuellement, l’Institut d’études Politiques de Paris (IEP) pratique une discrimination positive en faveur d’élèves de certains lycées avec lesquels il a signé une convention, sur le constat de la très faible représentation des étudiants de l’Institut qui viennent des zones d’éducation prioritaire (ZEP). Cette convention va-t-elle être étendue à tous les lycées des ZEP, pour éviter une nouvelle discrimination dont souffriraient les élèves des lycées non conventionnés ? Une discrimination positive analogue va-t-elle être mise en place pour les autres catégories sous-représentées, par exemple les étudiants issus du milieu rural, de famille nombreuse, dont les parents sont divorcés ...? Comme il est impossible de mener une politique volontariste pour corriger toutes les inégalités, il faut choisir les catégories bénéficiant de cette discrimination positive : les autres catégories subissent alors une discrimination négative. Ce choix crée d’autres inégalités, d’autres ressentiments.

Les chiffres sont bien entendu nécessaires, mais ils doivent être bien compris : il n’y a pas d’équivalence entre injustice sociale et inégalité statistique. Les autres preuves auxquelles Tocqueville fait référence sont d’autant plus indispensables que les statistiques sont nombreuses. L’intervention de la loi dans la vie des entreprises et la discrimination positive montrent en réalité l’impuissance des pouvoirs publics à supprimer les injustices à la source et à assurer l’égalité en droit de façon que l’inégalité en fait résulte des choix et capacités de chacun.

 



[1] Agrégé de mathématiques, docteur en statistique, maître de conférence à l’université de Poitiers. Auteur de l'ouvrage : Scènes ordinaires de la vie universitaire (éd. Fabert).