le Despotisme administratif

ou

l’Utopie et la mort

 

 

Thierry Foucart

 

Dans son ouvrage sur Paul Ricœur publié en 1997, François Dosse présente ainsi l’évolution des sciences humaines en France : « les sciences humaines en France ont longtemps vécu avec un modèle en surplomb, celui de la physique mécanique, qui, par ses lois et son usage de la causalité, semblait représenter la quintessence de la scientificité, en réalisant une coupure radicale avec les humanités classiques. En est résultée l’aspiration à construire une physique sociale : c’est du côté de la découverte des invariants, des régularités, des mécanismes de reproduction, des phénomènes classiques, des logiques binaires, que se sont orientées ces sciences de l’homme au XIXième siècle à l’âge du positivisme comtien, puis au XXième siècle avec la domination des grands paradigmes unitaires comme le fonctionnalisme, le marxisme ou le structuralisme. Aujourd’hui, ces sciences commencent à entrevoir l’impasse dans laquelle elles s’engagent lorsqu’elles visent à enfermer dans des lois la condition humaine, dont la spécificité tient justement à sa capacité à s’arracher aux forces du conditionnement qui la contraignent. » (Dosse, 2001, p. 681). On peut craindre qu’elles substituent au modèle de la physique mécanique celui de la physique quantique, de l’informatique, de la génétique, ne réduisent l’information humaine à une particule élémentaire, à un bit éventuellement affecté d’une probabilité ou encore à un gène, le raisonnement humain à un algorithme, et la société à un réseau d’ordinateurs. La recherche d’un génome social devient peu à peu la tâche fondamentale confiée aux spécialistes des sciences humaines. En l’absence de réaction de leur part, ces dernières retrouveraient alors leur volonté d’enfermer dans des lois la condition humaine, et retourneraient dans l’impasse dans laquelle les grandes théories unitaires les ont conduites.

A cette crainte s’ajoute depuis la séparation des églises et de l’état la volonté de l’homme de créer la société dans laquelle il vit, de façon rationnelle, réfléchie, suivant une justice sociale fondée sur  une éthique humaine, et non plus une justice divine. Les Lumières ont fait sortir l’homme de l’adolescence, mais il garde une tendance naturelle à y retourner, à rechercher une toute-puissance soit dans les religions, soit dans l’humanité elle-même. Les pays laïques, dans lesquels la séparation des églises et de l’état est ancienne et fortement ancrée dans les esprits, sont d’autant plus concernés par la recherche de la toute-puissance d’origine humaine que la petitesse de l’homme est apparemment contredite par les progrès scientifiques.

L’origine de cette crainte se trouve dans l’évolution des sociétés modernes, démocratiques, vers un état-providence de plus en plus tutélaire, omnipotent et omniscient. La « démocratie providentielle » (Schnapper, 2002) devient, depuis la disparition de l’URSS, le type idéal de la société moderne, l’exemple à suivre pour tous les pays en voie de développement. La volonté d’exporter ce type idéal n’est pas innocente : les difficultés auxquelles il est confronté s’expliquent par le degré de protection sociale très élevé qu’il offre, et que n’offrent pas certains pays dont la concurrence économique devient par suite dangereuse au plan social. Cette tutelle de l’état-providence sur l’individu et la société repose sur l’utilisation systématique des technologies modernes – informatique et nouvelles technologies, mathématiques appliquées –, l’illusion qu’elles peuvent, à partir des informations qui leur sont fournies, régler les problèmes sociaux et humains, et la tendance naturelle de l’homme à confier à un autre le soin de régler ses propres problèmes, c’est-à-dire « la maternisation du pouvoir d’état » (Schneider1, 2002, p.52).

Il existe une synergie, déjà décelée par Tocqueville, entre la tendance qui pousse l’état-providence à accroître sa tutelle en augmentant l’emprise administrative sur les comportements, et celle de l’individu à exiger de plus en plus de protection sociale, de droits-créances. Cette synergie explique la situation à laquelle sont parvenues les sociétés modernes, sorte de bulle providentielle dont le dégonflement déjà effectué au Royaume-Uni est inéluctable en France, en Allemagne et dans d’autres pays européens et ne peut que provoquer des dégâts dont l’importance sera proportionnelle au retard pris pour le mettre en œuvre. C’est cette synergie que je tente de décrire et d’analyser dans les pages qui suivent, dans le contexte du développement économique et des progrès technologiques sans précédent des cinquante dernières années.

La remise en cause d’hypothèses de travail tant en philosophie politique qu’en sociologie découle des contradictions inhérentes entre les trois objectifs de la démocratie : liberté, égalité, fraternité. « En ce qui concerne la polysémie de termes tels que “liberté”, “justice”, “égalité”, elle est reconnue par Aristote dès les premières lignes de son traité sur la Justice dans l’éthique à Nicomaque, livre V ; or, si cette polysémie est aussi tranchée que le dit Aristote, il faut s’attendre que telle signification partielle, disons de la liberté recouvre telle signification partielle de l’égalité, tandis que telle autre répugne entièrement à telle autre signification partielle du terme adverse. Mais c’est l’irréductible pluralité des fins du “bon” gouvernement qui doit nous arrêter le plus ; elle signifie essentiellement que la réalisation historique de telle valeur ne peut être obtenue sans faire tort à telle autre; que le tragique de toute action humaine est que l’on ne peut servir toutes les valeurs à la fois. » (Ricœur, 1990, p. 169). La force de la démocratie providentielle, créée par cette synergie, cache ces contradictions entre les finalités de l’action politique et génère un consensus idéologique global. Ce consensus se manifeste par un conformisme intellectuel plus ou moins imposé et dénoncé depuis longtemps en particulier par Orwell et von Hayek. Il tend à empêcher l’expression d’idées qui lui sont contraires, émises par des gens qui ne font pas partie de « l’intelligentsia » et parfois classées parmi les idées « extrémistes », alors qu’elles étaient considérées il y a peu comme tout à fait recevables et parfois même soutenues par ceux qui les combattent maintenant. Ce conformisme débouche sur une censure explicite, le jugement de « l’intelligentsia » se substituant à celui de la population. La censure est même dans certains cas légale : on préfère imposer le silence par la loi plutôt que laisser des racistes et des imbéciles s’exprimer. Ce mépris pour le lecteur anonyme ne contribue pas à développer l’esprit critique, et ouvre au contraire la voie à d’autres imbécillités.

Tout mouvement possède ses extrémistes. Les idées actuelles, à la mode, sont présentées parfois de façon outrancière, et l’argumentation n’a plus alors comme objectif que la justification d’idées préconçues. Dans le contexte de la renaissance actuelle du positivisme, le discours scientifique « est le seul publiquement recevable » (P . Manent, 2001, p.19) et par suite on recherche la scientificité de l’argumentation et on empêche la contestation de ces idées par des humanistes traditionnels. De la même façon, le langage lui-même est instrumentalisé pour défendre ces thèses. Il n’est donc pas toujours facile de détecter ces idéologies scientifiques, et nombreux sont les intellectuels, les journalistes et les responsables politiques qui s’y laissent prendre.

L’exemple le plus flagrant est donné par l’influence du féminisme sur la politique générale. Les références bibliographiques récentes de ce mouvement sont presque toutes d’origine américaine, mélangent les statistiques pour le moins discutables à des raisonnements spécieux, et les discours qu’on y trouve sont même parfois typiques d’une psychopathologie. Cette influence ne se limite pas à la place réciproque des femmes et des hommes dans la société : elle introduit une confusion entre l’individu et son statut, entre le particulier et le général, entre l’inégalité statistique et l’injustice sociale. La revendication de l’égalité en fait des hommes et des femmes aboutit à la confusion des sexes, et se retourne finalement contre les personnes qu’elle est censée défendre.

On retrouve cette démarche dans les politiques qui sont menées et qui consistent à appliquer concrètement des modèles de philosophie politique pour réguler la vie sociale. Cette régulation est bien entendu indispensable, mais les modèles sont utilisés de façon abusive, tant dans l’interprétation des informations recueillies que dans les décisions qui en sont déduites. La séparation entre le domaine privé et l’espace public devient floue, et l’intrusion du pouvoir politique dans la vie familiale et dans celle de l’entreprise est de plus en plus considérée comme indispensable au bon fonctionnement social. L’égalité mal comprise est en contradiction flagrante avec la liberté individuelle, ou, sous une autre forme, les droits-créances avec les droits-libertés.

Cette approche scientifique des comportements humains et du fonctionnement de la société nécessite la mesure systématique de l’homme, de son comportement, et de la société. On prête à cette approche une scientificité très exagérée : on oublie que toute mesure quantitative d’un comportement humain ou d’un fait social résulte de prémisses normatives, par une sorte de réciproque du théorème de Hume. Ces prémisses normatives sont celles de notre société, de même que les références, les statistiques sont celles qu’elle produit : l’être social ne peut pas plus s’expliquer lui-même que l’être humain. Pour établir une règle de décision collective, il est indispensable d’en choisir les prémisses normatives qui sont donc imposées à chacun : cela explique a posteriori la nécessité du conformisme des idées pour limiter les réactions individuelles de rejet.

Il est nécessaire de remettre les sciences de l’homme et de la nature à leur place dont on a oublié la modestie dans l’univers des choses, du vivant et des idées. La rationalité ne donne pas accès à l’immensité des connaissances, et certains logiciens et mathématiciens comme Gödel, Poincaré en ont montré les limites. Le raisonnement lui-même est évidemment lié aux informations dont on dispose, souvent très incomplètes, et révèle parfois des contradictions internes dues dans certains cas à la méconnaissance des méthodes scientifiques employées, et dans d’autres à des erreurs logiques.

Cette foi en l’approche scientifique résulte de l’impact des nouvelles technologies sur la façon de penser, de travailler, de vivre. Les développements scientifiques ont en effet profondément modifié la nature du travail de l’homme, en le repoussant dans le non-automatique, le non-programmable et en ouvrant un espace de recherche considérable grâce à la résolution des problèmes de traitement de l’information. Le système éducatif a suivi cette évolution, en privilégiant le processus de compréhension à celui de mémorisation. Cette évolution est difficile.  On préjuge des aptitudes de raisonnement des individus, et on dévalorise toute la formation apportée par la mémorisation : la patience, la concentration, la modestie, la persévérance. L’espace ouvert par les nouvelles technologies se révèle pour certains un espace d’ignorance, remplie par la facilité et l’illusion que tout est nombre ou calcul. Cette illusion perdure dans l’esprit d’une bonne partie des gens, et même de scientifiques adeptes d’une certaine forme de cognitivisme que le pouvoir administratif a lui-même contribué à développer. 

Ces développements ne relèvent pas de l’imagination, d’une théorie. On en voit les conséquences dans la vie économique et sociale, dans la marginalisation d’une partie de la population, dans l’apparition en Europe de faits sociaux présents depuis déjà quelques années aux États-Unis. Les réformes successives du système éducatif ne pouvaient pas donner de bons résultats, faute de se fonder sur des analyses correctes des difficultés rencontrées à la fois par les élèves et les enseignants dans le contexte de la massification de l’enseignement. En médecine, l’application stricte du principe d’égalité devant la santé accentue inévitablement l’inégalité en fait devant les soins, comme le montre magistralement le film Les invasions barbares. La volonté des pouvoirs publics de régler les problèmes financiers du système sanitaire, qui ne sont pas niables évidemment, les pousse à intervenir dans les pratiques professionnelles elles-mêmes, suivant en cela les promesses illusoires des cognitivistes, et les politiques suivies finissent par opposer le droit-créance à la santé au droit-liberté de se faire soigner.

La mesure de l’homme et de la société est nécessaire. Elle est loin d’être suffisante, et doit être accompagnée d'une approche qualitative, qui prend en considération non l’intérêt collectif, mais celui de chaque individu. La finalité de l’éthique, ce n’est pas le bonheur du plus grand nombre, c’est celui de chacun. La collectivité n’a pas les moyens d’assurer ce dernier : c’est à chacun de le construire, et à la société de le lui permettre. Le rôle de la société consiste alors à redonner à chacun la responsabilité de lui-même, en lui imposant des devoirs en échange de ses droits pour rétablir une forme de solidarité acceptée et non contrainte. Cela implique l’acceptation de l’inégalité des individus, non pas en droit bien entendu, mais en fait, l’abandon d’un égalitarisme primaire, et donc une approche politique humaniste, respectueuse de l’individu, de ses convictions, de sa personnalité, à l’inverse d’une approche collective qui, en confondant l’inégalité statistique et l’injustice sociale, est amenée à imposer les mêmes normes à tous.

En laissant à chacun le soin de trouver ses propres normes, on abandonne une vision totalitaire de l’homme et de la société, on accepte les différences, et le dégonflement de la bulle providentielle apparaît non seulement nécessaire pour des raisons économiques et sociales, mais aussi comme une libération sociale, une ouverture à la réussite de chacun suivant ses propres critères. Ce dégonflement impose un effort des individus, qui doivent renoncer au cordon ombilical qui les attache à la société-mère, et des responsables politiques qui doivent organiser eux-mêmes la perte d’une partie de leur pouvoir. Tous ces efforts vont à l’encontre des forces de la démocratie providentielle et expliquent les difficultés de l’évolution sociale actuelle.

En conclusion, on peut définir le despotisme administratif, expression finalement retenue par Tocqueville (op. cité, t.II, p. 386) pour désigner « l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés », comme « un réseau de petites règles minutieuses, compliquées et uniformes » résultant de normes collectives décidées démocratiquement, et imposées à chacun dans l’intérêt mal compris du plus grand nombre. L’état-providence nous y a menés. La Fontaine n’en voulait pas. Mais on n’apprend plus ses fables.